La Déclaration de Philadelphie définissait, en 1944, les buts et les objectifs de l’Organisation Internationale du Travail.. Elle proclamait que “le travail n’est pas une marchandise, que la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès continu, que la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous, que tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales.”
De même, en France, le préambule de la Constitution de 1946, qui a toujours valeur constitutionnelle, proclamait, comme “particulièrement nécessaires à notre temps”, des principes politiques, économiques et sociaux.
Ces droits fondamentaux sont aujourd’hui affaiblis au prétexte de la crise économique. Pourtant, il n’y a aucun rapport entre leur application et la crise.
Les facteurs de crise ne sont pas remis en cause. En revanche, la fraude et la corruption ont contribué au déclanchement et à la propagation de la crise financière.
Aux Etats-Unis, la crise des subprimes est avant tout la conséquence d’une fraude gigantesque au crédit hypothécaire. En Europe, les répliques de la crise révèlent aussi fraudes et corruption. En Islande, pays de 320 000 habitants, 100 milliards de dollars se sont volatilisés en 2009, conduisant à la nationalisation des trois principales banques du pays. Les investigations se poursuivent sur les conditions frauduleuses de cette faillite. Elles se poursuivent également après la faillite de l’Anglo-Irish Bank irlandaise : 70 milliards d’euros se sont volatilisés, dans un contexte marqué par une confusion des intérêts entre secteur bancaire et autorités publiques. Un cercle d’initiés aurait aussi bénéficié de “prêts cachés” d’un montant considérable.
La situation de la Grèce est la plus connue : la dette grecque a été longtemps dissimulée par des moyens frauduleux avant sa révélation en 2010. Ce maquillage résulte principalement de la levée de fonds hors bilan par le biais d’instruments financiers mis au point par la banque Goldman Sachs. Cette opération a rapporté 600 millions d’euros à cette dernière.
Enfin, tous les Etats européens souffrent d’une fraude fiscale endémique. Selon l’ONG Réseau pour la justice fiscale, 8000 milliards d’euros seraient placés dans les paradis fiscaux. 600 milliards manqueraient à la France, selon un ouvrage récent . Mais l’opacité financière n’est pas le propre de pays exotiques : l’ONG a publié en 2009 son premier indice d’opacité financière : l’Etat du Delaware (Etats-Unis), le Luxembourg, la Suisse, le Royaume-Uni, l’Irlande, Singapour et la Belgique figurent parmi les dix premiers du classement, aux cotés des Iles Caïman et des Bermudes.
Les règles, les institutions et les individus qui permettent ces dévoiements ne sont toutefois pas remis en cause. Les Etats du G20 ont certes pris de modestes mesures. Mais les dérives de la sphère financière sont telles que les frontières de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas sont aujourd’hui brouillées.
Vers un modèle sino-russe
Une chose est sûre : ce n’est pas vers le modèle allemand que nous tendons. La France, l’Allemagne et toute l’Europe tendent plutôt vers un modèle chinois ou russe: les choix politiques y sont restreints et les règles du marché très tempérées par la corruption. La loi est dure pour les citoyens en général et l’opposition en particulier. Mais la pratique est molle pour les oligarchies au pouvoir et leurs affiliés.
Peu à peu, ce modèle s’insinue en France. Transparence International France a ainsi intitulé son rapport sur le bilan du quinquennat : “la lutte contre la corruption n’est toujours pas une priorité politique en France”.
Peu de conséquences sont tirées des fautes des hiérarques de la police, de la justice ou du monde économique
Le secret défense profite plus aux civiles qu’aux militaires. Par exemple, il a servi de prétexte pour entraver l’enquête dans l’affaire dite des frégates de Taïwan : les documents qui auraient pu éclairer les juges d’instruction sur les commissions et rétrocommissions ont été couverts par le secret défense. Les contribuables ont ainsi payé les 460 millions d’euros auxquels la France a été condamnée par un arbitrage international.
La commande publique représente 150 milliards d’euros chaque année. Mais le contrôle des marchés publics a définitivement cessé d’être une priorité, jusqu’à démanteler la mission interministérielle qui en avait la charge.
Et non seulement le parquet ne poursuit pas les infractions quand elles apparaissent trop sensibles : il met alors, comme dans l’affaire des “biens mal acquis”, toute sa puissance à faire obstacle à ce qu’un juge soit saisi.
Le président lui-même, protégé par une citadelle d’impunité, ne peut être mis en cause pour des infractions de droit commun avant la fin de son mandat.
Les forces imaginantes du droit
Tout ce cependant pas perdu, car dans ce qui reste de l’Etat de droit, il est encore permis de prendre les armes du droit, de mobiliser les forces imaginantes du droit . Le rôle de la pensée juridique et l’idéal des juristes, c’est aussi de s’arracher à la pesanteur du monde pour se projeter dans le monde tel qu’il devrait être, de penser les règles d’un autre monde possible. Ainsi, la création d’une cour pénale internationale était encore improbable il y a vingt ans ; c’est aujourd’hui une réalité.
Les propositions pertinentes ne manquent pas : créer un parquet européen pour lutter contre la fraude aux intérêts financiers de l’Europe et contre la criminalité transnationale, organiser un échange automatique des données entre les intermédiaires financiers et les autorités fiscales, exiger des entreprises transnationales une transparence comptable pays par pays…
En France plus particulièrement les propositions sont nombreuses : pour en finir avec l’abus du secret en matière fiscale ou de défense, pour sortir le parquet de son état de “coma dépassé”, pour prendre des mesures limitant la concentration des pouvoirs et la confusion des intérêts politiques et économiques, contrôler des marchés publics… Il n’existe pas de panacée, mais beaucoup de mesures nécessaires qui n’attendent qu’une volonté politique pour être mises en place.
Surtout, nous sommes porteurs d’un héritage, celui de la Déclaration des droits de l’homme. Or l’égalité devant la loi, la liberté d’expression, le droit pour les citoyens de demander compte aux agents publics de leur administration, l’égale admissibilité aux emplois publics, la séparation des pouvoirs sont autant l’obstacles à la corruption.
Ces droits fondamentaux, inscrits au coeur des lois de la République, sont autant d’appuis pour un esprit de résistance. C’est le meilleur antidote à l’esprit de corruption.
Eric Alt, magistrat, co-auteur de l’Esprit de corruption (Le Bord de l’eau, 2012).
Impunité en France – Eric Alt par legrandreinventaire