Thursday, December 26, 2024

|MEDEL|

“Tout est fait pour empêcher le Parquet national financier d’exercer normalement son office”

MEDEL has co-signed an article in the french newspaper Le Monde denouncing the attacks against the independence of the public prosecution service in France. You can read the article below:

Eric Dupond-Moretti s’est engagé à transmettre à Jean Castex l’enquête administrative qu’il a ordonnée contre trois magistrats du PNF. Des juristes, avocats et universitaires estiment que le garde des sceaux est plongé dans un « conflit d’intérêts majeur ».

Les manœuvres dont fait l’objet, depuis trois mois, le Parquet national financier (PNF), méritent que chaque citoyen, chaque personne soucieuse du bien public et du bon fonctionnement de la démocratie, s’attache à comprendre, à analyser et à dénoncer l’épisode qui est en train de se jouer sous ses yeux.

Disons-le d’emblée : l’histoire de cette histoire est déjà écrite et nul n’y pourra rien. Elle est celle d’une tentative supplémentaire et désespérée de certains titulaires provisoires du pouvoir exécutif pour déstabiliser et mettre au pas une institution judiciaire dont ils n’ont jamais admis qu’elle pût, de façon indépendante, travailler et parfois, au gré des affaires, contrarier leurs intérêts immédiats.

Ceux qui s’y fourvoient en paieront tôt ou tard le prix, symbolique, devant le juge le plus intransigeant de tous : notre mémoire collective qui n’a pas oublié, plus de vingt ans après, l’hélicoptère envoyé dans l’Himalaya, ou le commissaire de police refusant de suivre un juge lors d’une perquisition.

Rien d’illégal

De quoi est-il question aujourd’hui ?

Avant tout, d’un procès pour corruption qui doit se tenir en novembre devant le tribunal correctionnel de Paris, lors duquel seront jugés un ancien président de la République, son avocat et un haut magistrat. Tout est fait, depuis plusieurs mois, pour empêcher le Parquet national financier, qui doit soutenir l’accusation dans cette affaire, d’exercer normalement son office.

Ainsi, fin juin, il était révélé qu’une enquête avait été ouverte et conduite, à partir de 2014, pour débusquer la « taupe » qui aurait permis à maître Thierry Herzog d’apprendre que lui et Nicolas Sarkozy étaient tous deux placés sur écoute dans le cadre de cette affaire de corruption, et que cette enquête avait permis la collecte des relevés téléphoniques des correspondants de maître Herzog le jour des faits, majoritairement des avocats.

Entendons-nous bien, et apprécions l’habile renversement permis par cette opportune publication : la polémique qui allait naître ne découlait pas de ce que des individus placés sur écoute en aient été informés, elle consistait en la mise en œuvre, de façon pourtant tout à fait légale, de techniques d’enquête propres à identifier le mystérieux informateur.

Deux gardes des sceaux successifs ont choisi d’instrumentaliser ce vague parfum de scandale. Nicole Belloubet a diligenté une première inspection de fonctionnement, sans doute la première du genre à s’intéresser au fond d’une enquête pénale, et à permettre au pouvoir exécutif de porter une appréciation sur des investigations décidées par des magistrats. Le rapport a été remis le 15 septembre et il en est résulté que rien, dans la conduite de cette enquête, ne relevait de l’illégalité ni de la violation des droits.

Volonté d’humilier et de salir

Pourtant, trois jours plus tard, Eric Dupond-Moretti, à peine nommé, a décidé de déclencher une nouvelle enquête, dite « administrative » (c’est-à-dire à vocation disciplinaire), contre les deux magistrats qui avaient dirigé l’enquête sur la taupe et contre leur supérieure hiérarchique, en les désignant nominativement à la vindicte dans un communiqué de presse – procédé à ce jour inusité et qui ne masque pas la volonté d’humilier et de salir.

La prochaine étape n’est douteuse que pour les naïfs : la défense, soufflant sur les braises d’un feu complaisamment allumé par des amis pyromanes, sollicitera évidemment le dépaysement du dossier, la récusation du tribunal ou le renvoi de l’affaire, de sorte que le procès ne puisse se tenir. Et si d’aventure le tribunal faisait preuve de cette coupable obstination à faire ce pour quoi il est payé, c’est-à-dire juger, toutes les conditions seraient réunies pour que ce procès devienne, par un étrange dérèglement des sens, celui du Parquet national financier et de cette justice forcément partiale.

Il convient de mesurer les conflits d’intérêts majeurs dans lesquels se trouve l’actuel garde des sceaux lorsqu’il décide de saisir à nouveau l’inspection dans une telle affaire : ils sont au nombre de trois.

D’abord, son aversion de principe, maintes fois répétée, contre le Parquet national financier, dont plusieurs succès ont signé ses échecs : il n’a cessé de fustiger les « chefs d’orchestre de la morale publique » à la « férocité insupportable ».

Stratégie de diversion

Le deuxième conflit, frappant, accablant, découle de ce qu’il a lui-même fait l’objet des investigations du PNF dans l’enquête en question, puisqu’il faisait partie des interlocuteurs de maître Herzog le jour où celui-ci a visiblement appris qu’il faisait l’objet d’une écoute téléphonique. Eric Dupond-Moretti a stigmatisé, tout en nuances, « des méthodes de barbouzes » et prétendu, contre l’évidence juridique absolue, que ces investigations étaient illégales. Pire, il a déposé une plainte contre le Parquet, dont le retrait depuis lors n’efface évidemment pas le parti pris très unilatéral qu’il avait alors manifesté.

Le troisième conflit d’intérêts du ministre est constitué par l’amitié qui le lie à maître Herzog, avec lequel il vient de passer du temps cet été sans voir le problème, et qui est très directement intéressé par les conséquences des inspections sur son procès à venir.

Il suffit de confronter ces constats aux conclusions très claires de la première inspection pour saisir combien l’attitude du ministre surgit des conflits de l’avocat. Quelle démocratie scrupuleuse peut accepter une telle privatisation de la décision politique?

Décidément, le message est clair : il ne fait pas bon s’attaquer à la corruption lorsqu’on estmagistrat

La stratégie de diversion déployée ces derniers jours ne fait que mettre en lumière son absence de réponse sur le fond du problème : les accusations de corporatisme distillées contre des magistrats qui défendent pourtant, en l’occurrence, des principes qui nous concernent tous.

L’opportune annonce de l’augmentation du budget de la justice, la nomination d’une avocate à la tête de l’Ecole nationale de la magistrature n’ôteront rien au fait qu’un ministre utilise ses fonctions pour déstabiliser grandement une institution qu’il a pour mission de protéger, non pas au bénéfice des magistrats mais à celui de la société tout entière.

“Procédures bâillons”

En juillet 2019, on s’en souvient, la précédente garde des sceaux avait ordonné une enquête administrative visant le magistrat parisien Eric Alt pour son engagement au sein de l’association Anticor et, déjà, il n’y avait pas l’ombre d’une faute à lui reprocher. Un an plus tard, la ministre d’alors avait bien dû se résoudre à ne donner aucune suite à cette affaire. Mais le mal, bien sûr, était fait.

Il en va ainsi des « procédures bâillons » : la conclusion compte moins que l’intimidation engendrée par la procédure elle-même et son cortège d’ennuis associés, qui découragent ceux qui en font l’objet et intimident tous les autres. Décidément, le message est clair : il ne fait pas bon s’attaquer à la corruption lorsqu’on est magistrat.

Eric Dupond-Moretti vient d’annoncer qu’il s’en remettrait au premier ministre pour décider des suites de l’enquête administrative. En creux, c’est bien d’un aveu qu’il s’agit : une telle procédure n’est prévue qu’en matière de conflits d’intérêts… Mais la manœuvre est grossière, qui permet de maintenir le bâillon tout en donnant les apparences de l’ouverture. Personne n’en sera dupe : la concession ne vise qu’à relégitimer une inspection déclenchée dans des conditions telles qu’elle a déjà valu trois plaintes au ministre devant la Cour de justice de la République.

L’égalité devant la justice, à laquelle le Parquet national financier contribue de façon éminente, est une conquête précieuse de la République. Elle est le ferment de la confiance qu’accordent les citoyens à leurs juges, et un des gages de leur attachement à la loi commune. Chacun devrait donc avoir en tête et à cœur, à la place qui est la sienne, de la conforter plutôt que de la sacrifier sur l’autel d’intérêts que l’on ne comprend que trop.

Signataires : Pascal Beauvais, professeur de droit à l’université de Nanterre ; William Bourdon, avocat ; Vincent Brengarth, avocat ; Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences Po ; Johann Chapoutot, professeur d’histoire à l’université Paris-Sorbonne ; Thomas Clay, avocat, professeur de droit ; Jacques Commaille, professeur des universités émérite à l’ENS Paris-Saclay ; Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation ; Alain Damasio, écrivain ; Xavier Dupré de Boulois, professeur de droit à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Didier Fassin, professeur à l’Institut d’étude avancée de Princeton et au Collège de France ; Julian Fernandez, professeur à l’université Panthéon-Assas ; Jean-Paul Jean, président de chambre honoraire à la Cour de cassation ; Gilles Johanet, ancien procureur général près la Cour des comptes ; Eva Joly, avocate, ancienne députée européenne ; Christine Lazerges, professeure émérite de droit de l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Roseline Letteron, professeure de droit public à l’université Paris-Sorbonne et chercheuse au Centre d’histoire du XIXe siècle ; Marie Lhéritier, avocate ; Daniel Mainguy, professeur à l’université de Montpellier, avocat, arbitre ; Filipe Marques, président de Magistrats européens pour la démocratie et les libertés (Medel) ; Michel Massé, professeur émérite à l’université de Poitiers ; Raphaële Parizot, professeure de droit pénal à l’université de Nanterre ; Thomas Piketty, directeur d’études à l’Ehess et professeur à l’Ecole d’économie de Paris ; Dominique Plihon, économiste, professeur d’université émérite ; Stéphane Rials, professeur à l’université Paris-II, membre senior de l’Institut universitaire de France ; Dominique Rousseau, professeur de droit public, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ; Jean-Pierre Royer, historien de la justice ; François Saint-Pierre, avocat ; Serge Sur, professeur émérite de l’université Panthéon- Assas.


Source: lemonde.fr

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