Thursday, December 12, 2024

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MEDEL / AED : Hommage à Henri Leclerc

Le 10 décembre 1948, la déclaration universelle des droits de l’homme proclamait que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constituait le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». et que « Les peuples, les femmes et les hommes aspirent à la liberté, la dignité et la paix. »

Cette proclamation est d’une actualité brulante. MEDEL appelle, plus que jamais  tous les gouvernants à respecter cette déclaration.

A cette occasion MEDEL, avec à ses côtés AED, en témoignage de sa fidélité à la mémoire de Maître Henri Leclerc, infatigable combattant contre les indignités et les atteintes aux droits humains, publie un texte inédit, celui de son intervention à un colloque[1] organisé par nos deux organisations « AVOCATS/MAGISTRATS DUO/DUEL » Ce témoignage émouvant et riche d’un avocat sans pareil méritait d’être connu !

MEDEL/AED

« AVOCATS/MAGISTRATS DUO/DUEL »

MEDEL AED

BRUXELLES 26 MAI 2018

A une époque où le questionnement des rapports magistrats/avocats, était fort ( mais s’est-il assoupi depuis ?) le 26 mai 2018 fut organisé à Bruxelles par MEDEL[1] et AED[2]un colloque, au titre  « AVOCATS/MAGISTRATS DUO/DUEL »

Les travaux ne manquent pas sur les magistrats, d’une part, sur les avocats d’autre part, ou encore sur les professions judiciaires et juridiques. Rares, néanmoins, sont ceux qui les abordent conjointement. Or l’œuvre de justice repose sur les magistrats et les avocats.

L’originalité de ce colloque était d’avoir rattaché ces rapports à l’indépendance de chacune des professions. Duel institutionnel mais duo des valeurs, ce duo ne pouvant que s’ancrer sur une indépendance des deux professions.

Pour diverses raisons – purement matérielles et de disponibilité des temps- bien que la richesse des interventions le justifiât, les actes de colloque ne furent pas réalisés.

Cependant nos deux organisations ont conservé un « verbatim » et un enregistrement qui permet de combler les imperfections de celui-ci.

MEDEL et AED ont décidé de publier l’une des interventions, celle de Maître Henri Leclerc, qui nous a quitté le 31 août dernier dans sa 91e année dont 65 années de vie professionnelle. Ce témoignage émouvant et riche d’un avocat sans pareil méritait d’être connu !

Volontairement une très grande partie de l’effet « intervention orale » a été conservée  dont des retours en arrière qui sont indiqués.

  • Intervention de Maître Henri Leclerc

Comment concevoir la justice et le rôle respectif des magistrats et des avocats ?

Ma conception de la justice et du rôle respectif des magistrats et des avocats est fondée sur mes 62 ans de pratique et sur des lectures beaucoup moins affinées que celles de Dominique Rousseau. (qui était intervenu en début de colloque et que Henri Leclerc avait indiqué avoir écouté avec passion).

Comme tous les jeunes gens de ma génération, mes lectures sont les lectures classiques habituelles. Ma conception s’enracine beaucoup dans les lumières et dans l’histoire.

Je me dois de constater que la justice est indépendante.

Montesquieu ( évoqué précédemment par un intervenant) décrit les trois puissances, Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs: la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

La puissance de juger doit, être indépendante, grâce à la séparation des deux autres. Cependant selon Montesquieu son pouvoir est en quelque sorte nul puisqu’elle n’est que la bouche de la loi coincée entre l’exigence du pouvoir législatif – la puissance législative- et l’exécution de ses décisions par le pouvoir exécutif -la puissance exécutrice.

A mon sens, ce qui manque à cela est un une réflexion sur la notion du juste. Pour illustrer mon propos, je ne peux faire autrement que de me référer à un aphorisme bien connu de Pascal, qui est d’une importance considérable. Pascal constatait qu’il faudrait rassembler, la justice et la force, car la force sans la justice est tyrannique et la justice sans la force est impuissante, comme le met en avant Montesquieu.

Alors dit Pascal, Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force. En fait, je crois que le « pouvoir judiciaire a pour fonction de rendre juste la force nécessaire de l’Etat. C’est cela sa fonction, c’est de rendre juste cette fonction nécessaire. Peut-il le faire ? Oui puisqu’il est reconnu comme devant le faire. Alors que va faire l’avocat dans tout cela ?

Alors quel rôle l’avocat va-t-il jouer dans la justice ?

Je ne trouve rien de mieux que de me référer à ce que dit la Cour EDH dans l’arrêt Morice c/ France du 23 avril 2015, où il s’agissait de statuer sur la liberté de parole d’un avocat à l’égard d’un magistrat. La Cour EDH a condamné la France, mais elle va avoir cette réflexion sur la fonction de l’avocat qu’il faut prendre en compte : « le statut spécifique des avocats, intermédiaire entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un Etat de droit. Toutefois, pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables ». Voilà ce rôle central dans la justice montré par la Cour EDH ? Mais l’avocat doit-il être indépendant ?

A cet égard, nous avons une chance, c’est quand, en 1982, Robert Badinter Garde des Sceaux et Gisèle Halimi, parlementaire -éphémère- ont changé le texte du serment d’avocat.

Moi j’ai prêté un serment d’avocat que je n’ai jamais respecté. Faut bien le dire, nous faisions ce que nous appelions, par référence à ce que disent les jésuites, de la restriction mentale. On jurait d’être fidèle aux lois, aux règlements, à la justice, donc aux bonnes mœurs, de ne rien dire qui ne puisse être considéré comme méchant, comme critiquant les tribunaux. C’est effrayant, c’est-à-dire que c’était un discours de soumission absolu qui avait été rédigé sous le consulat, par Bonaparte lui-même, alors premier consul. Ce serment servile est resté jusqu’à 1982. En 1982, le texte qui a été promulgué est magnifique.

Que jure l’avocat ?  Je jure comme Avocat d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité

C’est dire que dans le serment même de l’avocat, le mot indépendance est prononcé.

Indépendance, qui n’est pas seulement une indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques, du pouvoir exécutif, mais qui est une indépendance face aux juges aussi, et que je dirais même une certaine forme d’indépendance vis-à-vis de son client, qui fait que défendant son client, il a une indépendance dans l’exigence de dignité, de conscience, de probité et d’humanité.

Il faut bien reconnaitre que le serment des juges ne parle pas d’indépendance, que le serment des juges en France est désolant. J’aurai tellement préféré qu’on parle d’indépendance et d’impartialité, qui me paraissent la fonction centrale et essentielle du juge, qui encore une fois a été définie par la Convention EDH, indépendance et impartialité, les deux fonctions essentielles de la fonction judiciaire.

Vœux exaucés depuis par le législateur français :

Version du serment des magistrats à l’époque : « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ». Le nouveau serment des magistrats judiciaires est depuis la loi organique n° 2023-1058 du 20 novembre 2023 : « Je jure de remplir mes fonctions avec indépendance, impartialité et humanité, de me comporter en tout comme un magistrat digne, intègre et loyal et de respecter le secret professionnel et celui des délibérations ».

L’avocat, qu’est-ce qu’il fait, indépendamment de cette définition qui a été donnée par la Cour EDH.

Comment l’avocat est-il apparu ?

La conception athénienne

Il apparait, à Athènes dans cette espèce de bouillonnement dont émergent quelques éléments fondamentaux de la démocratie, je ne dis pas qu’Athènes est une société démocratique, certainement pas au sens moderne, mais apparaissent des fulgurances. La justice à Athènes est rendue en grande partie par des citoyens tirés au sort. Mais, on s’aperçoit très vite que les citoyens en question, qui ont l’obligation de comparaître en personne, ne savent pas s’exprimer devant la justice. Alors vont apparaître, à la fin du 4ème siècle et du 5ème siècle avant notre ère, des avocats, qu’on appellera des logographes, des orateurs attiques qui sont des gens qui rédigent une plaidoirie, que l’accusé va devoir apprendre par cœur, et ils rédigent une plaidoirie susceptible de convaincre les magistrats. De ces discours, qui sont des discours de rhétorique, il est très intéressant de souligner que Socrate va en parler.

Platon consacre deux dialogues à ce sujet :

  • L’un c’est Gorgias, dans lequel Socrate tord le cou à la rhétorique en disant que la rhétorique c’est comme un cuisinier qui serait assez malin pour mettre du poison dans les aliments, alors que sa tâche est de faire des choses nourrissantes. Pour lui, la rhétorique consiste à masquer la vérité et à faire en sorte de transformer la vérité pour que les gens croient à la version donnée par l’orateur. Alors, dit-il, la rhétorique oublie complètement l’essentiel, qui est le juste.
  • Et surtout dans un deuxième dialogue s’appelant Phèdre, où Socrate a un débat extraordinaire : il critique justement cette plaidoirie écrite et explique que le discours doit convaincre celui auquel on parle. Certes il y a la rhétorique, mais, dit-il, la rhétorique ce n’est pas bien, c’est de la cuisine ; mais dit-il, aussi, le discours écrit ne signifie rien car il magnifie les arguments sans face à face avec le juge. Il explique ce qu’est l’éloquence, cette communion des âmes nécessaire à un moment donné. C’est très important car il met en place, à ce moment-là, ce que peut être la défense, c’est-à-dire comment un citoyen qui ne sait rien de la justice peut réussir à parler aux juges par l’intermédiaire de quelqu’un qui est capable de parler à sa place. Ce qui est intéressant est que lorsque Socrate sera accusé, tout le monde le suppliera de prendre le fameux Lysias comme avocat. Socrate dira : « non je vais parler moi-même, je vais appliquer mes propres principes, je vais parler moi-même». Ceci étant, il s’aperçoit que la situation est difficile, et dans l’Apologie de Socrate de Platon, il commence par dire « Je suis très embêté, parce que je ne parle pas la langue que l’on parle au tribunal. A 72 ans je n’ai jamais eu affaire à vous et je m’aperçois que ma langue n’est pas bien pour vous ». Alors, Socrate va faire un discours magnifique mais, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas été très efficace.

 La conception romaine et après

A Rome, il y a une conception qui se rapproche de la nôtre, c’est le discours, c’est Cicéron, c’est Quintilien, ce sont toutes les règles de la rhétorique.

Mais passons là-dessus. Ce qu’il y a d’intéressant c’est ce qui va se passer après.

Après il n’y a plus d’avocat : c’est évident que dans les temps barbares, la justice par ordalie, par torture, par aveux -qu’on obtient par la torture, ou qui résultent de l’issue du duel judiciaire- il n’y a pas d’avocat. Mais quand même, le seigneur-juge applique quelques règles de procédures pour que le combat soit juste, un peu comme le duel justement (exemple : mettez-vous à 6 pas chacun).

Surtout, il y a les premiers avocats qui apparaissent. Dans le duel judiciaire, duel entre accusateur et accusé, celui qui a gagné était considéré comme ayant raison, Dieu avait armé son bras. Mais comme on craignait que le bras soit un peu faible, et que Dieu se trompe un peu, on avait le droit de se faire assister de quelqu’un disposant d’une masse d’arme, c’est-à-dire un combattant. Donc on organise le combat en assistant les duellistes afin de soutenir leur cause, à coup de massue. Je vous indique que ce système, dans son évolution, a donné le système accusatoire anglais avec le combat des avocats. Alors, je ne dis pas que les avocats anglais ont des masses d’arme, mais il y a un lien entre le combat et la conception même de la justice.

Bon, alors ça, ça disparait, mais quand ?

C’est très intéressant, parce que les avocats disparaissent au moment où la justice ecclésiastique se met en place avec le système de l’inquisition. Ce système de l’inquisition est extraordinaire, car le fondement est que l’enquête est faite par un juge. Le Roi français trouve ça très pratique, donc l’enquête est faite en secret par un juge, qui va être le lieutenant criminel du Roi. Quand en 1670, Colbert, avec Henri Pussort, sous Louis XIV, va rédiger la grande ordonnance criminelle, il est obsédé par le procès Fouquet, dans lequel le Roi n’a pas pu obtenir la condamnation à mort de Fouquet et où, surtout, le procès a duré des mois et des mois, perturbé par le travail des avocats. Donc tout son problème va être de trouver comment faire pour supprimer les avocats ? Louis XIV croit qu’il va avoir le soutien des magistrats et donc il interroge Lamoignon, qui lui dit que donner un conseil à l’accusé c’est un usage plus vieux que toutes les lois et tous règlements parce qu’il est commandé par les lois du droit naturel. Vous êtes obligé de donner un conseil à laccusé, c’est donc une règle du droit naturel lui dit-il. On est en 1670, à la fin du 17ème siècle, Colbert ne suit pas Louis XIV, donc il fait la grande ordonnance criminelle. L’extraordinaire est que, encore aujourd’hui, pèse cette notion de défense nécessaire devant la justice ; s’impose la présence de quelqu’un qui parle à la justice, peut regarder le droit, les faits et les articuler.

On ne supprime jamais totalement un droit naturel. Les avocats vont faire des mémoires, certes en général rejetés par les tribunaux, mais surtout ils les publient, alors apparait un nouvel acteur, qui est l’opinion publique. L’opinion publique devient extrêmement importante dans le processus judiciaire.

En octobre 1789, soit un mois après l’adoption de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaît les principes fondamentaux, la formalité de la procédure, la nécessité des peines, la légalité des peines, la présomption d’innocence, la première chose que fait l’Assemblée Constituante, c’est d’organiser une justice totalement publique, alors qu’avant, la justice était totalement secrète,

Bref retour sur le passé ; on torturait la personne, tout était en secret, et le jugement n’était pas motivé. Donc toute la procédure était secrète, fondée sur des « preuves légales », et le jugement n’était pas motivé. Quand on lit des mémoires des avocats qui ont été publiés à cette époque, souvent ils contestent les « preuves légales », ils disent « en ce qui concerne Monsieur untel, il y a deux preuves indirectes contre lui, c’est vrai mais « il n’y a que deux ouï-dire, ce ne sont pas de vraies preuves indirectes », et on discute sur la nature de la preuve indirecte.

C’est, à partir de 1789, l’intime conviction, qui se fait jour, la preuve fondée sur la raison, c’est quelque chose de tout à fait nouveau, ça marche.

Dès le texte d’origine, toute personne accusée, ce que l’on appellerait aujourd’hui sa mise en examen, même peut-être sa garde à vue, du moment qu’on l’interroge, toute personne soupçonnée a droit à un avocat. Et s’il n’a pas d’avocat on va lui en désigner un. C’est très important, car c’est-à-dire qu’au moment où s’institue enfin une justice moderne, la première chose qu’on fait c’est qu’on donne un avocat.

Mais Napoléon, lui, va instaurer une procédure chauve-souris. C’est intéressant parce que ce code d’instruction criminelle de 1808, toute l’Europe l’a connu ; d’ailleurs en Belgique c’est toujours ce code, bien-sûr modifié. Toute l’Europe a pris ce code pour une chose de très moderne, alors qu’il supprime quand même l’avocat et qu’il rend secrète toute la procédure antérieure à la procédure publique du jugement. Mais il n’a pas pu supprimer la cour d’assises, l’intime conviction, et n’a pas pu revenir totalement au système antérieur. Mais toute la procédure est secrète, d’où le problème récurrent du secret de l’instruction dont on ne va pas parler ici, (loi qui n’est jamais réellement appliquée, et se pose le problème du jugement de l’opinion publique à un moment où la procédure est encore secrète).

Que va faire l’avocat ici ?

Au 19ème siècle, la place de l’avocat est une place de discoureur. L’avocat fait une grande supplication à la fin du discours, ça développe de magnifiques élans oratoires, des plaidoiries exceptionnelles, l’avocat joue un rôle dans la justice mais un rôle qui est uniquement déclamatoire quand la justice va être rendue.

Quand, en 1897, après 13 ans de débats en commission au Parlement, on instaure la possibilité pour un avocat d’assister son client avant l’audience publique, c’est un tôlé dans la magistrature, qui dit que ce n’est pas possible car l’instruction secrète est une nécessité de la vérité. “Si vous mettez un avocat à celui qui est accusé, vous empêcherait la répression.” C’est extraordinaire, il y a une décision de l’assemblée solennelle de la Cour de Cassation qui proteste avec indignation contre cette volonté du Parlement de mettre un avocat à l’instruction. Je dois dire que les avocats n’ont pas été franchement meilleurs puisque l’ordre de Paris fit savoir que ce n’est pas de la dignité de l’avocat d’aller chez un juge d’instruction. Or l’apparition de l’avocat dans l’ensemble du procès pénal, va devenir essentiel.

Ce qui se passe au 19ème et 20ème siècle, c’est cette certaine consanguinité entre les avocats et les magistrats : ils font partis de la même classe, de la même famille, les fils de magistrats sont avocats et les fils d’avocats magistrats ; tout le monde se connait.

Lorsque j’étais jeune avocat, j’étais choqué un peu par ces avocats qui invitaient chez eux des magistrats, et lorsque par hasard un magistrat m’invitait à dîner, je trouvais toujours le moyen de ne pas y aller, non pas que je n’avais pas de respect pour lui, mais j’allais être gêné toute la soirée. Ceci étant, la complicité était forte, il y avait une espèce d’accord général entre les avocats et les magistrats sur un concours à l’œuvre de la justice qui était un concours, je ne dis pas de classe parce que c’était un peu moins que ça, mais de famille.

J’ai trouvé récemment une intervention que j’avais lu en 1969, au congrès de l’association nationale des avocats [association ancêtre de la Confédération Nationale des Avocats (CNA)] pour le moins modérée) dans laquelle je demandais la suppression de la garde à vue ou l’assistance à la garde à vue par l’avocat

Et je protestais avec énergie contre le fait que les magistrats avaient estimé que les nullités de la garde à vue prévues en 1958 n’avaient pas été appliquées pendant la guerre d’Algérie parce que les magistrats avaient estimé qu’il fallait que la nullité ait porté atteinte de façon irrémédiable à la manifestation de la vérité ; ce qui avait été accepté par tout le monde et ce qui continuait, bien entendu à l’être 20 ans après la guerre d’Algérie. Et je disais : « ce qu’il y a de terrible, c’est que les avocats sont complices car ils acceptent ce genre de règle qui est contraire à la loi. »

 Il est vrai qu’à l’époque, il n’y avait pas de Conseil Constitutionnel. »

Le rôle de l’avocat est absolument nécessaire, pourquoi ?

Parce que son regard sur les faits et le droit est absolument nécessaire pour qu’intervienne la justice. J’ai toujours beaucoup aimé une formule de Leroi-Gourhan, l’archéologue, qui critiquait les gens qui, voyant une main sur une caverne, disaient « les hommes préhistoriques croyaient en Dieu ». Leroi-Gourhan, disait, « c’est curieux cette faculté déconcertante qu’ont les faits à s’aligner dans le même sens pourvu qu’on les éclaire d’un seul côté à la fois ». Je crois que c’est vrai pour les faits, mais c’est vrai pour le droit aussi. « Le droit est flexible », comme disait Carbonnier. Ainsi un double regard sur le droit – avocat juge- est important.

Alors tout cela est en train de foirer, pourquoi ?

Parce qu’il y a un isolement que je remarque.

Il y a des choses qui disparaissent, il y a quelque chose qui, moi, me paraît, très important et qui a été mis en cause de façon très vigoureuse par le plus « doué d’entre nous », qui est Éric Dupont-Moretti[1], c’est la foi du palais. Qu’est-ce que c’était donc la foi du palais, cet élément essentiel ? C’était ce qui faisait que les magistrats et les avocats pouvaient se dire des choses, sans que pour autant, cela devienne nécessairement procédural. Ce qui permettait à une époque, où l’on pouvait aller voir les juges facilement, dire « écoutez je vais vous dire mon client il a un problème, c’est qu’il a une femme très malade », enfin je ne sais pas… des choses comme ça. Et puis on pouvait discuter, le juge pouvait même donner la façon dont il voyait un peu les choses. C’était la « foi du palais ». J’ai d’ailleurs été cité par Renaud Van Ruymbeke comme témoin lorsqu’il a comparu devant le conseil supérieur de la magistrature pour avoir caché aux deux magistrats instruisant avec lui une information qu’il avait reçu d’un avocat, qu’il n’avait pas donnée car il l’avait reçue sous la foi du palais. J’ai donc été amené à témoigner devant le Conseil supérieur de la magistrature sur ce qu’était la foi du palais. Je pense que c’était important, cette foi du palais. Aujourd’hui cette conception est devenue inconcevable, Dupont-Moretti a renversé la table.

Mais parallèlement, du côté des magistrats nous avons ce rapport du 28 juin 2016[2], rapport extraordinaire, d’une violence inouïe, sur ce que serait devenu le comportement des avocats dans leurs critiques des magistrats. Des avocats qui seraient devenus déloyaux, des destructeurs de la magistrature, qui auraient porté plainte, enfin bon épouvantables , Donc une espèce de rupture. Alors bien entendu beaucoup de magistrats, lorsque j’ai traversé le palais dans les jours qui ont suivi, sont venus me dire qu’ils n’étaient pas d’accord avec ce rapport. Il n’empêche que ce rapport existait, et que certains magistrats l’acceptaient.

Au début de ma jeunesse, je disais que je ne fréquentais pas beaucoup les magistrats, j’avais peur de les fréquenter, j’avais une autre conception. Puis, petit à petit, quand ils ont eu mon âge, je suis devenu ami avec un certain nombre. La vérité, aujourd’hui c’est qu’il y a cette rupture. Mais malheureusement cette rupture n’est pas suffisante, il y a une évolution. GABORIAU

Ceux qui ne le connaissent pas, je leur conseille d’aller visiter un jour le nouveau palais de justice de Paris. Il représente, architecturalement parlant, une conception de la justice. Que l’immeuble soit immense, qu’il y ait des aménagements, des escaliers mécaniques à la place des ascenseurs, tout ça c’est très bien. Toutefois, on observe déjà un problème, « celui des cages vitrées », qui secoue beaucoup les avocats aujourd’hui : c’est ainsi qu’on juge les gens dans des cages vitrées où ils arrivent par une porte dédiée, or il n’y a même pas de porte qui permettrait de les sortir vers la salle d’audience. Et quand actuellement sur notre pression, et les batailles que nous livrons, nous obtenons que le juge décide que le prévenu comparaisse libre -enfin pas libre, encadré de gardiens bien-sûr- devant la justice sans être dans sa cage, il est obligé de repartir, de refaire les 10 étages, de redescendre dans la cave, de prendre un autre circuit, parce qu’il y a des circuits séparés – ceux des personnes « gardées », ceux de l’accès aux salles, ceux réservée aux magistrats.

C’est ainsi qu’un juge ne voit plus jamais un avocat, nous ne voyons plus les juges autrement qu’à l’audience, il n’y a plus de juge dans les couloirs, ils sont dans des bureaux spéciaux dans lesquels on ne peut rentrer. Il n’y a plus ce que j’ai connu toute ma vie, de contacts entre le juge et l’avocat. Le juge est isolé.

La justice évolue, on développe partout, par exemple, la visioconférence, ce qui fait que tous les témoins, les experts, les policiers sont entendus par visioconférence. Dans les affaires où le prévenu est dangereux, on l’entend par visioconférence. Est-ce que demain l’avocat ne plaidera pas par visioconférence ? Est-ce qu’en définitive la forme procès va continuer ?

Est-ce qu’avec le développement des algorithmes et des preuves scientifiques, est-ce qu’en étudiant les éléments scientifiques des empreintes génétiques à la géolocalisation des appareils de téléphones, est-ce que par un algorithme comparant tout cela en étudiant un dossier, on n’arrivera pas à établir la culpabilité ? Est-ce que le droit ne sera pas soumis lui-même à des algorithmes ? D’ailleurs, en matière civile on pense beaucoup à la justice prédictive.

Est-ce que nous n’allons pas en fait peut-être vers une disparition de la forme justice ?

Vous comprenez que mon inquiétude était terrible, mais je viens de voir que tout n’était pas perdu. Je viens de voir quelque chose qui moi m’émeut beaucoup.

Une lueur d’espoir la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité.

J’entendais tout à l’heure Dominique Rousseau parler de la solidarité, de l’égalité, de l’évolution de l’égalité. Or, tout récemment allant plaider dans un procès à Gap qui concerne une aide envers un migrant à un passage de frontière -qui est aujourd’hui un problème assez classique- j’ai découvert un arrêt de la Cour de Cassation du 9 mai dernier. Il s’agissait de l’affaire Cédric Herrou, un aidant de migrants condamné par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 8 août 2017 à quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger en France.

Deux avocats, Mireille Damiano de Nice et ce « sorcier » qu’est Maître Spinosi à la Cour de cassation, ont posé une QPC devant la Cour de cassation, « En édictant les dispositions combinées des articles L. 622-1 et L. 622-4 du code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile, en ce que, d’une part, elles répriment le fait pour toute personne d’avoir, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France même pour des actes purement humanitaires qui n’ont donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et, d’autre part, elles ne prévoient une possible exemption qu’au titre du seul délit d’aide au séjour irrégulier d’un étranger en France et non pour l’aide à l’entrée et à la circulation, le législateur a-t-il porté atteinte au principe constitutionnel de fraternité »

Il faut dire que pour la Cour d’Aix en Provence, « les agissements de monsieur Herrou s’inscrivaient «comme il l’a lui-même revendiqué et affirmé clairement à plusieurs reprises, dans une démarche d’action militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités. » Et qu’ainsi « Cédric Herrou ne peut en conséquence pas bénéficier des dispositions protectrices du code de lentrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile »

Pourtant il s’agissait d’actes purement humanitaires qui n’ont donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte ; l’idée sous-jacente de sa condamnation était qu’il en avait tiré un bénéfice politique.

La Chambre Criminelle de la Cour de Cassation a posé une QPC par un arrêt du 9 mai 2018 qui est ainsi motivé, je ne peux pas ne pas vous le lire pour terminer afin de vous montrer que la collaboration entre les avocats et les magistrats sur un problème de justice peut être fondamentale en ce qui concerne la société démocratique.

« La question, tend à ériger en principe constitutionnel la fraternité qualifiée d’idéal commun par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 et reconnu comme l’une des composantes de la devise de la République par l’article 2 de la Constitution, principe que méconnaitraient les dispositions législatives contestées, présente un caractère nouveau ».

Je suis très sensible au fait que les avocats y pensent, et que des juges interrogent le Conseil Constitutionnel sur la valeur constitutionnelle de ce qu’ils vont appeler, non pas le principe de solidarité, dont on parlait tout à l’heure, mais le principe de fraternité en ce qui concerne une infraction définie par le code, pour savoir si cette infraction est conforme à la constitution ou pas. Je ne sais pas ce que dira le Conseil Constitutionnel, mais le simple fait que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation poussée, motivée par des avocats qui ont eu cette idée, pose une telle question, me fait penser que tout n’est pas perdu.

 

Epilogue Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 le Conseil constitutionnel a reconnu, pour la première fois, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité et a statué ainsi : «  Il découle du aAaa@principe de fraternité la liberté daider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. » Cette décision a conduit à la relaxe Cédric Herru (confirmée par la Cour de cassation le 31 mars 2021).


[1] Eric Dupont Moretti était alors avocat et au cours d’un procès d’assises très médiatique il avait fait état d’une conversation avec le président, qui fut qualifiée par certains de « privée » car étant couverte par la discrétion requise par « la foi du palais ». Cette foi du palais fut ainsi, fin 2017, début 2018, mis, de façon insolite, sous le feu des projecteurs médiatiques.

[2] « Rapport du groupe de travail relatif à la protection des magistrats » Rapport du groupe de travail relatif à la protection des magistrats | Ministère de la justice

[1] Le 26 mai 2018 à BRUXELLES

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